COLLECTION 10M2
Centre d'art contemporain, Grenoble, France, 2008
Pour clore sa saison 2007-2008, OUI a décidé d’inviter Pierre Courtin, jeune artiste diplômé de
l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris, afin qu’il déploie dans l’espace d’exposition une partie
de son étrange collection.
Débutée en 2001, la Collection 10m2 se compose de plus de 200 pièces témoignant du goût qu’a
Pierre Courtin pour les déplacements, la promenade et le glanage. Dans sa collection, des fragments ramassés ici ou là côtoient des oeuvres complètes, des souvenirs s’ajoutent à des productions inventées pour le lieu… Et dans la douce surcharge d’un agencement qui évoque les cabinets de curiosités des premiers collectionneurs, peintures, affiches, objets, livrets, vitrines, cohabitent gentiment.
OUI est pour l’occasion découpé en trois espaces dans lesquels le spectateur passe de surprise en
surprise, rieuse ou agaçante, jusqu’à la dernière salle réservée à la projection de vidéos.
Ce n’est pas exactement la collection de François Pinault, avoue Pierre Courtin, mais ici aussi il est question du « grand spectacle de l'art et de sa marchandisation ». Et utilisant les oeuvres comme une matière première dont il est possible de se servir pour construire autre chose, c’est à la fois un commentaire et une proposition que Pierre Courtin invente devant nous.
PIERRE COURTIN EN COLLECTIONNEUR
Pierre Courtin a commencé en 2001 une collection d’un genre étrange, une collection d’art contemporain dont les atours sont pourtant parfaitement communs. Composée d’un peu plus de deux cent éléments, cette collection est régulièrement présentée ici ou là, dans des versions plus ou moins déployées selon l’espace à investir. Quelques-unes de ses pièces sont parfois mises en vente – un dessin, un objet, une sculpture, … – Pierre Courtin organisant d’ailleurs à l’occasion ces événements lui-même, recrutant directement l’indispensable commissaire priseur. Et comme n’importe quel collectionneur qui accorde de l’importance à son activité, Pierre Courtin est donc attentif, curieux, informé, actif. Il n’hésite pas à se déplacer pour faire de nouvelles rencontres et augmenter son stock. Il entretient des contacts avec des intermédiaires dans plusieurs pays. Il travaille avec différentes structures – galeries, centres d’art, etc. – et suit personnellement le travail d’artistes avec lesquels il finit par avoir de vrais liens.
A première vue donc, rien que de très normal : un collectionneur, une collection, des oeuvres, des artistes dont le nom est associé aux oeuvres ; et une activité énergique pour donner à l’ensemble sa cohérence.
Ferveur
Mais lorsque l’on regarde d’un peu plus prêt cette collection il apparaît rapidement qu’elle se situe sur la tangente - bien plus que d’habitude je veux dire.
Cela commence par son casting : Félix Gonzalez-Torres, Yayoi Kusama, Mariko Mori, George Tony Stoll, Oleg Kulik, Ernesto Neto, Ben Vautier, Fabrice Hyber, Bertrand Lavier, Chen Zhen… S’il y a énormément d’artistes dont le nom évoque ce qu’un collectionneur se doit de collectionner, très vite tout déraille, et l’ensemble apparaît d’une confuse incohérence. Ben l’ancien Fluxus vendeur d’agenda noir et blanc avec Ernesto Neto aux installations sensitives ? Quel rapprochement bizarre… Et puis les œuvres qui correspondent à ces noms posent elles-aussi problèmes : de Felix Gonzalez-Torres, Pierre Courtin ne possède qu’un « lacet de perles » de trente deux centimètres enregistrés sous le titre Untitled (Golden) (2000) ; d’Oleg Kulik, bien connu pour ses performances en chien moscovite agressif, il n’a qu’une « Tétine de Dog » (2000) ; de Mariko Mori, « un encens » et des « lunettes 3D » (1997) ; de Chen Zhen,
des « Herbes médicinales chinoises » sous forme de « Copeaux de bois. 6 x 4,5 cm » (2003)… Soit, si l’on compare avec les pièces les plus spectaculaires de ces mêmes artistes, Pierre Courtin ne possède que des restes : quelque chose comme de saintes reliques qu’il faudrait conserver avec ferveur ; des petites choses comme des lambeaux qui méritent notre attention. A moins qu’il ne s’agisse des miettes d’un gros gâteau que d’aucuns ont bien voulu lui laisser.
Jouer le jeu
Pierre Courtin semble donc vouloir jouer le jeu, préférant même n’avoir pas grand chose de certains artistes, du moment qu’il peut en avoir un peu. Il possède une collection, il met en place des expositions qui rendent compte de son activité autant qu’elles la stimulent, et depuis 2004 il est aussi galeriste, comme d’autres collectionneurs le sont également – Pierre Huber de la Galerie Art & Public de Genève, par exemple. Il dirige en effet la Galerija10m2 à Sarajevo, qui, si elle n’est pas à proprement parler une galerie commerciale, participe peu ou prou du même projet : beaucoup d’artistes exposés font partie de la Collection, et cette implantation en Bosnie-Herzégovine lui permet d’être un véritable connaisseur de l’art des Balkans… Il joue le jeu donc. Mais est-ce aussi simple ? Quelle est sa véritable position ? Il semblerait qu’avec lui, le joueur joue afin de montrer que le fait de jouer « normalement » n’est pas drôle, et donc qu’il faut se savoir joueur, et donc qu’il faut emmener le jeu ailleurs – même éventuellement dans un autre jeu. Et donc qu’il faut jouer à ce jeu jusqu’à ce que tout le monde soit perdu… Evidemment.
Ironie
Le travail de Pierre Courtin, diplômé en 2003 de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris, consiste depuis plusieurs années à jouer des jeux qu’il invente pour l’occasion, ou qu’il reprend de systèmes déjà existants, comme le coucou dans les nids des autres oiseaux. Cela l’a emmené à vendre des pots de miel dans des galeries de centre commercial (pour le projet Vous êtes ici, en 2003), à accumuler des dvd dans des étagères (projet Vidéo-salon pour la Galerija10m2, dit « à rebond curatorial »), à collaborer avec de multiples personnes, à dessiner des unes de journaux avec de larges aplats noirs, …
Et pour tout cela, il s’est toujours positionné de manière à la fois très légère et très sérieuse. Assumant par exemple absolument le rôle de collectionneur quand il collectionne, tout en se moquant joyeusement du pseudo-sérieux de cette collection – ce qui in fine la fait ressembler d’avantage à un cabinet de curiosité ou à un placard à souvenirs, qu’à une accumulation patrimoniale.
Alors, dans cette économie paradoxale, le « tissus imprimé » Sans titre (1999) de Daniel Buren est pour Pierre Courtin à la fois précieux comme la prunelle de ses yeux, tout en étant, assurément, un déchet sans valeur que seul quelqu’un ignorant le travail de Buren peut prendre pour une oeuvre de valeur - justement.
En d’autres termes, et pour reprendre la définition qu’en donnait Vladimir Jankélévitch, Pierre Courtin ne cesse de manier l’ironie1 : parce que : « la conscience ironique dit non à son propre idéal, puis nie cette négation ». Par exemple, quand Pierre Courtin monte sa minuscule galerie non rentable à Sarajevo (niant donc d’emblée la réalité de ce qu’est une galerie), il y applique une énergie colossale pour qu’elle soit viable et qu’elle rencontre le succès (niant donc le fait que ce n’est pas une galerie…) Et il fait assurément cela parce que si « deux négations s’annulent (…) l’affirmation ainsi obtenue rend un tout autre son que celle qui s’installe du premier coup »2… Cela fabrique des zones d’une incroyable densité ; cela fait voler en éclat les normes, tout en les prenant pour soit ; cela trouble les habitudes en les rendant plus visibles : la double négation ironique existe en définitive pour ouvrir le champ des possibles, rien de moins.
Mais tout ceci n’est-il pas un peu tordu? N’est-ce pas manier le paradoxe de manière outrancière? Faire une collection, tout en niant la collection, tout en la faisant… etc. Oui, certes, mais c’est justement pour cela qu’il s’agit d’art : « L’art : on s’occupe des paradoxes » disait déjà Robert Filliou alors qu’on lui demandait une définition de son activité ; et d’ajouter « et il n’y a pas de raison de s’arrêter »3. Pierre Courtin l’a bien compris.
Stéphane Sauzedde
Juin 2008
1 Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Champs Flammarion, 2002 (1936)
2 Idem., p. 76
3 Robert Filliou cité par Pierre Tilman, Robert Filliou. Nationalité poète, Dijon, Les presses du réel, 2006, p.
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